Le Monde: A Shanghaï, le pain quotidien d’apprenties boulangères


A Shanghaï, le pain quotidien d’apprenties boulangères

Dans les locaux de SYB, la fournée du matin sort du four. Photo : Alisée Pornet.

Voilà plus d’un mois que Han et Xiao Fang s’activent aux fourneaux, tamisent la farine, pétrissent la pâte et regardent lever les croissants. Autant d’activités nouvelles pour ces deux jeunes femmes arrivées depuis deux mois à Shanghaï.

Issues des provinces défavorisées du Henan et du Shaanxi, ces jeunes apprenties boulangères espèrent acquérir ici un métier, les compétences pour pouvoir gagner correctement leur vie. Car Han et Xiao Fang ne sont pas des jeunes filles comme les autres, bien qu’elles partagent les mêmes rêves que le reste de leur génération. Et c’est pour cette raison qu’elles sont ici.

Fondée en 2009, Shanghai Young Bakers (SYB) est à l’origine une formation à la boulangerie, créée par des membres de la Jeune Chambre économique française, avec l’aide de fondations d’entreprises à mission de solidarité (Carrefour, Accor, Lactalis…). Elle accueille chaque année environ trente étudiants, hommes et femmes. Depuis, les locaux n’ont cessé de grandir : en 2010 un fournil, en 2011 de nouveaux bureaux et bientôt un café social.

Proposant une formation dans la boulangerie française – marché économique en plein boom – SYB dispense des cours de boulangerie et de pâtisserie, mais aussi d’anglais et de français ainsi que des séminaires d’insertion sociale et professionnelle, de 8 à 18 heures, six jours sur sept. A cet enseignement complet s’ajoutent des stages en alternance, sur le modèle français, dans les plus beaux hôtels 4 et 5 étoiles de « la perle de l’Orient », avec, pour la totalité des étudiants, un bon travail à la clé.

SYB forme ces jeunes, qui sont logés, nourris, blanchis, à la vie effrénée de Shanghaï : prendre le métro, répondre à une offre d’emploi ou encore gérer son entreprise. Certains unissent leur destin à celui de l’association en y devenant professeur.

Un destin singulier

Xiao Fang, nouvelle étudiante, vient du Henan, l’une des régions les plus peuplées et les plus pauvres de Chine. Ses deux parents sont atteints du Sida. Comme plus de 300 000 personnes dans cette région, ils ont contracté le virus à la suite de l’affaire du sang contaminé qui a frappé la Chine dans les années 1980. La maladie empêche les parents, dépourvus de ressources, de travailler, et les enfants doivent alors subvenir aux besoins de la famille.

Xiao Fang a arrêté l’école à 14 ans pour travailler en usine et ainsi payer l’école de ses sœurs. Un avenir professionnel plus que compromis, car, en Chine, le travail en usine s’achève à la trentaine, les employeurs préférant souvent recruter de plus jeunes ouvriers. Après avoir passé plus de six ans à travailler à la chaîne, à un âge où d’autres profitent de leur adolescence, elle souhaitait changer de voie. L’association Chi Heng, basée à Hongkong et s’occupant d’enfants de parents contaminés du Henan, lui propose la formation SYB. « Je n’en avais jamais entendu parler. Un été, un bénévole de Chi Heung est venu nous voir, j’ai vu une brochure de l’association et j’ai eu envie de postuler. A 23 ans, je voulais enfin m’occuper de moi et apprendre un métier, SYB était une chance inespérée. »

Disposition des croissants produits le matin de façon à ce que Wang Li, la professeure, puisse les noter. Photo : Alisée Pornet

Comme Xiao Fang, les étudiants présents ici ont été soutenus par des organisations non gouvernementales tout au long de leur adolescence. La Chine ne dispose pas de statut légal pour ces ONG et beaucoup sont enregistrées comme centres de recherche ou entreprises, bien qu’elles mènent des projets caritatifs. Ce statut pose des problèmes pour les fonds et les appels aux dons. Les ONG doivent également respecter une certaine discrétion, car les bénéficiaires de leurs aides peuvent faire l’objet de discriminations de la part de leur communauté. C’est particulièrement vrai au Henan, pour les enfants de séropositifs, même si ceux-ci ne sont pas porteurs du virus, comme c’est le cas pour des élèves de SYB.

D’autres sont arrivés à Shanghaï par l’intermédiaire de Morning Tears, une organisation qui s’occupe des enfants de condamnés, à la prison ou à la mort, dans le Shaanxi. Chaque année, Floriane, chef manager de SYB, se charge d’aller les rencontrer dans plus de huit provinces de Chine : « On teste leur motivation, la plupart ont très envie d’apprendre. La formation ne leur coûte rien et on promet à leur famille de proposer une bonne situation professionnelle à leurs enfants. Si certains sont parfois récalcitrants, le plus souvent, les familles les laissent partir. »

A la découverte du « bâton français »

Prise de notes pendant le débriefing de la fournée du matin. Photo : Alisée Pornet

Pour ces jeunes qui n’ont jamais goûté un pain ou une viennoiserie de leur vie, la baguette de pain – « bâton français », en chinois – n’est pas un produit qui va de soi. L’apprentissage pratique se double alors tout au long de l’année d’une expérience gustative : « Lorsque l’on fait des baguettes au premier cours, les étudiants n’aiment pas ça, ils trouvent que c’est trop dur », explique Wang Li. « Je ne connaissais pas la boulangerie française, je ne savais pas du tout ce que c’était, mais je trouve que c’est rigolo », ajoute Han. Certains partagent ces découvertes avec leur famille restée dans leur province natale : « Dès la première semaine, j’ai envoyé à ma mère et à mes sœurs un colis. Apparemment, elles trouvent les baguettes immangeables, trop dures, mais elles adorent la brioche. La semaine dernière, je leur ai envoyé des croissants. Ma petite sœur les a apportés au lycée et ils ont tous été dévorés », raconte Fang.

Les étudiants apprivoisent l’art de la boulangerie en donnant des formes uniques à leurs productions. Ainsi, la première baguette de Wang Li prenait-elle la forme d’une souris et « ce n’était pas très réussi ! », reconnaît-elle. Les concours de pains décorés permettent des expérimentations de goûts et de formes – pandas, pagodes ou encore l’enceinte de la ville de Xi’an…

La porte de Xi’an en pain décoré. Photo : Alisée Pornet

La formation est exemplaire pour la place qu’elle accorde aux femmes. Le milieu de la boulangerie est en général assez difficile pour les étudiantes, comme le rappelle Floriane, mais « cela me paraissait naturel que des filles fassent de la boulangerie », explique-t-elle. Résultat, la promotion 2013 comporte presque autant de filles que de garçons. Même si la solidarité existe, l’ambition reste intacte : « On a des contacts avec les anciens étudiants et c’est très motivant. J’ai envie d’être un exemple pour les autres, d’être la meilleure et de rendre ce qu’on me donne », raconte Xiao Fang en se tournant ensuite vers Floriane : « Tu verras, l’année prochaine, tu auras plein de gens du Henan ! »

Les étudiantes et la professeure de Shanghai Young Bakers. Dessin : Alisée Pornet

La promesse d’un avenir

Les étudiants fourmillent de projets, dont SYB se fait le relais. « J’ai envie de rester à Shanghaï après la formation, c’est plus facile pour trouver un travail », explique Han. Xiao Fang est plus partagée : « Peut-être qu’un jour je retournerai dans ma région natale pour avoir ma petite boulangerie. » La réussite des anciens étudiants motive les jeunes promotions : ils peuvent obtenir des postes à responsabilités dans des hôtels, chef de partie au Park Hyatt ou au Royal Méridien de Shanghaï, boulanger-pâtissier pour les chaînes de boulangerie en Chine…

Pour élargir les perspectives des étudiants, Floriane développe le réseau de l’association. « Comme nous travaillons avec des chaînes, nous essayons de développer des partenariats afin de proposer aux jeunes de retourner près de leur famille. Mais la plupart veulent rester à Shanghaï. » L’objectif de Shanghai Young Bakers est, à terme, d’améliorer le réseau de formation et de favoriser la création de boulangeries sociales en Chine et en Asie. En 2011, SYB a ainsi travaillé en partenariat avec l’association Braille sans frontières, basée au Tibet, pour apprendre à des non-voyants le métier de la boulangerie.

Alisée Pornet (Monde Académie)

Les boulangeries sociales en Asie: En 2009, des jeunes professionnels de la Jeune Chambre économique française à Shanghaï décident de s’investir dans une association à but non lucratif. Après un voyage au Vietnam, l’un d’entre eux propose la création d’une boulangerie sociale à Shanghaï, s’inspirant de celle existant à Hué, au Vietnam. Créée par deux étudiants d’HEC en 1999, La Boulangerie française a pour objectif de proposer des débouchés professionnels aux enfants des rues. Aidée par la municipalité de Hué et l’association Aide à l’enfance du Vietnam (AEVN), elle accueille toujours chaque année une dizaine d’étudiants. Un café-boulangerie a ouvert et permet à l’association d’avoir pignon sur rue : « L’apprentissage passe par la production, permettant de payer les différents professeurs. On a démarré avec très peu et maintenant, notre boulangerie sociale fournit plusieurs hôtels de Hué », souligne Thomas Behaguel, directeur et membre fondateur.

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